Je m’appelle Adèle Bigre. Et je voudrais dire quelque chose.
Ma montre ne fonctionnait plus. Depuis deux ans. Dans ma vie déjà un peu longue, c’était inédit. Jusque là quand ma montre était en panne, je lui changeais les piles ou si vraiment son bracelet était oxydé, on m’en offrait une ou dernièrement, j’en achetais une nouvelle. Durée de vie, cycle de 10 ans maximum.
C’était depuis cet âge que j’avais toujours une montre lovée à mon poignet. La première, petit cadran, chiffres romains et bracelet de cuir blanc, offerte par ma grand-mère paternelle. La seconde aussi à aiguilles, imitation pierre, par ma mère. Puis j’acheta la troisième, bracelet métal et verre-loupe sur un cadran bleu-turquoise.
En fait, ces montres, je les conservais toujours. Quelque part. Dans un tiroir, une boîte. Elles ne me quittaient pas. elles étaient miennes. Sans elles, je n’étais pas vraiment entière non plus. J’ai aimé les regarder pendant des années. Rapides et fréquents coups d’yeux pour savoir l’heure qu’il était. Un détournement de regard. Une attitude.
La dernière montre que j’avais achetée pour mon anniversaire, de la part de mon mari, avait donc fait long feu. Elle était péniblement classique et ressemblait à la précédente. Et depuis, plus de montre, plus d’heure. Temps stoppé net. Plus ce réconfort, mais toujours le réflexe de ce coup d’œil, déçu.
On continuait à me demander l’heure. Même réponse en français : « Je ne sais pas. je n’ai plus de montre. » Ou pour rire, en anglais : « Sorry, but I have no watch. » Plusieurs fois par jour, depuis deux ans. C’était pourtant clair. Limpide. Je me laissais sans montre. Je le laissais. C’était décidé depuis un moment. Avant même de ne plus avoir de montre. Personne ne semblait se rendre compte de ce poignet, vide, sans rien. Lui non plus. Donc, ce fut décidé. Il était le passé.
J’avais, je le croyais, repéré ma montre idéale : montre blanche (comme la toute première), en céramique (plus d’oxydation), automatique (plus de piles), façon squelette. J’en était loin. J’eusse l’achetée si, outre le prix, des détails ne me convenaient pas. L’écran était trop gros, lui aussi. J’aimais les très petites montres à aiguilles. Donc, je ne l’avais pas remplacée. Pas encore. Je ne savais pas encore quand, mais bientôt. C’était vital. Quand le mécanisme visible serait encore plus petit. Le bracelet plus fin. Enfin, je m’étais habituée à ce poignet nu.
[D’après Mon grand appartement de Christian Oster]
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